Nouvelle Lune (Épilogue)

 Tous les habitants de Thiercelieux étaient regroupés au centre du hameau. L'air était d'un froid glacial et tous étaient couverts d'un manteau doublé pour tenter d'échapper à la morsure acérée du vent de décembre.

À l'exact endroit où s'était autrefois tenu la demeure de Louis se tenaient à présent une multitude de pierres. Elles se découpaient, imposantes, à contre-jour dans le ciel gris.

Kelly, au premier rang, avait une place de choix. Elle triturait le ruban rouge qui ceignait le triste spectacle en tendant le cou. À ses côtés, Alex se tenait bien droit, les mains jointes devant lui. Il contemplait les pierres avec les yeux emplis de larmes. D'où ils étaient, celles gravées des noms de la mère et du père du garçon étaient bien visibles.

Du moment qu'il les avait vues, le garçon s'était fait silencieux. Le chagrin qui l'étreignait était apparent, et Kelly, bien que mourant d'envie de le prendre dans ses bras, doutait que c'était la chose à faire. À voir l'attitude de son meilleur ami, il préférait prendre ce moment pour lui.

Leur nouveau cimetière avait quelque chose d'intimidant. C'était en le voyant pour la première fois que Kelly avait réellement pris conscience de tous les gens qui étaient morts il y avait de cela deux mois. Leur nombre avait quelque chose de lourd, quelque chose qui ajoutait à l'ambiance déjà lugubre. De tous les gens réunis ici, pas un n'avait été épargné. Tous avaient un membre de sa famille ou un ami qui gisait maintenant sous ces pierres, maigres témoins de leur passage sur terre.

Soudain, à quelques mètres de Kelly, le nouveau maire s'avança, une paire de ciseaux à la main, faisant reculer l'assemblée. C'était un homme entre deux âges à la mâchoire carrée de détermination et aux yeux étonnamment doux. Il avait été élu il y avait de cela deux semaines et s'était affairé, avec tous les hommes du hameau, à terminer le cimetière que Nicolas avait amorcé. Kelly était emplie d'un sentiment étrange en pensant au fait que ce qu'elle voyait devant elle était à la base le projet de son grand-père et qu'il y était maintenant enterré. Malgré le temps qui s'était écoulé depuis sa mort, elle ressentait toujours un pincement au coeur en pensant à lui. Et aujourd'hui, ce sentiment n'était que décuplé. Bien qu'elle ne l'ait toujours pas trouvée, elle savait que, quelque part entre ces rochers sans vie, l'un portait la marque de son grand-père. D'un côté, cela ne faisait que confirmer qu'il était mort. Cela lui faisait prendre conscience qu'aucun retour en arrière n'était possible, qu'elle ne pourrait jamais plus l'enlacer. Cela rendait sa mort définitive.

— Mes chers confrères, commença le nouveau maire. Aujourd'hui est un jour important pour Thiercelieux. Aujourd'hui, nous rendons enfin grâce à toutes ces âmes qui nous ont quittées l'automne dernier. Je sais que ce n'est pas facile. On a tous perdu quelqu'un qu'on aimait suite à la nouvelle lune maudite. 

L'homme laissa un instant planer sa phrase, comme pour laisser l'occasion à tous les gens réunis de peser le poids de ses paroles. Un lourd silence pesait entre les gens réunis et la plupart avaient la tête basse, comme s'ils voulaient par ce fait honorer tous ceux qui avaient perdu la vie dans des conditions si injustes. Tous ces gens qui étaient morts sans rien demander et qui n'auraient rien pu faire pour y échapper. C'était ça, le plus choquant, au fond. Chacun savait qu'il aurait très bien pu se retrouver dans ce cimetière et que c'étaient ces gens qu'ils aimaient qui avaient pris leur place. Ils étaient morts à leur place. 

— Cette malédiction a été un vrai désastre. Du jamais vu. Personne d'entre nous ne voulait cela. Mais peu importe pourquoi et comment cela est arrivé, nous devons maintenant vivre avec les conséquences de cette situation. Ce cimetière, c'était la dernière volonté de Louis, notre très cher maire qui est décédé en ayant été corrompu par le mal. Elle a été commencée par Nicolas, et c'est avec beaucoup d'émotions que je vous le présente aujourd'hui. Ce cimetière, c'est notre création à nous tous. C'est une place pour chacun d'entre nous, une place pour qu'on puisse tous faire notre deuil. On souffre tous encore du départ de ces êtres chers. On...

L'homme prit une grande inspiration. il était évident qu'en disant tout cela, il avait une personne en tête. C'était apparent qu'il souffrait, lui aussi, malgré l'exemple qu'il devait montrer au monde en prenant la parole. C'était quelqu'un de fort. Mais même les personnes fortes souffraient.

— Ils continueront toujours à vivre en dedans de nous, poursuivit-il. Ils vivront toujours avec nous, et tant qu'on ne les oublie pas, ils seront toujours vivants. Par ce cimetière, aucun d'entre eux ne sera oublié. C'est une façon de les immortaliser, de les rendre intemporels. Ils sont avec nous. Pour toujours. Et... ils veillent sur nous, à présent.

Le maire essuya ses yeux. Sa voix tremblait toujours quand il conclut :

— À la mémoire de tous ceux qui auraient dû continuer de vivre.

Et il coupa le ruban.

De chaque côté de lui, les ficelles atterrirent au sol en voletant dans le vent. Personne n'osa bouger, comme si cet instant se déroulait hors du temps. Puis, l'homme qui avait pris la parole réanima l'assistance d'une parole :

— Allez faire votre deuil, mes amis.

Alex fut le premier à accourir à la tombe de ses parents. Il se jeta à genoux, caressant le marbre glacé du bout de ses doigts.

Kelly, immobile, était pétrifiée et regardait son meilleur ami avec les larmes aux yeux. Il était empli de détresse, c'était bien visible. Soudain, la fillette regrettait la période où elle logeait avec Mireille et lui. Bien que ses interactions avec le garçon n'aient pas été affectées depuis qu'elle avait commencé à vivre dans la même maison que ses parents, elle aurait aimé pouvoir être plus présente pour lui en ce moment. Lorsqu'il commença à pleurer, elle s'avança vers lui.

Kelly s'agenouilla près de son meilleur ami et l'enlaça sans dire un mot. Elle tenta de lui transmettre tout l'amour qu'elle lui portait, tout le soutien qu'elle aurait voulu lui transmettre. Elle aurait voulu lui faire comprendre à quelle point elle regrettait Cynthia et Esteban, elle aussi.

Alex se retourna enfin pour lui rendre son étreinte. Ses petits bras se passèrent avec une douceur infinie autour de son cou et il posa sa tête au creux de son cou. Il y pleura longtemps, et Kelly ressentit sa peine de plein fouet. Sans pouvoir s'en empêcher, ses pensées bifurquèrent vers son grand-père. Elle avait l'impression que les deux derniers mois s'étaient écoulés comme dans un rêve. Elle n'arrivait pas à croire qu'il soit vraiment parti. Elle le voyait encore, distant, mais ô combien protecteur. Il lui manquait comme personne ne lui avait jamais manqué. Le perdre avait été la pire épreuve qu'elle avait eue à vivre. Depuis sa mort, il lui était arrivé régulièrement de se confier à lui, de lui remettre sa journée, comme s'il était son ange gardien. Mais elle aurait tellement préféré l'avoir en face d'elle. 

Kelly se mit à pleurer, elle pour Nicolas. Cette figure de protection qui l'avait tant rassurée, plus jeune. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle devait vraiment le laisser partir. Que c'était vraiment fini. Elle s'accrocha à Alex comme à une bouée de sauvetage. Que serait-elle devenue s'il n'avait plus été là ? S'il avait fallu qu'il parte, lui aussi ?

De nombreuses minutes s'étaient écoulées lorsqu'elle sécha enfin ses pleurs pour se rendre à la tombe de son grand-père en échangeant un dernier regard avec Alex. Autour d'elle, alors qu'elle sillonnait entre les pierres, des sanglots résonnaient de partout. Plusieurs, affalés sur la terre gelée, se soutenaient, un peu comme elle et Alex l'avaient fait. Les chuchotements se mêlaient aux pleurs beaucoup trop nombreux. Kelly avait l'impression d'évoluer dans un film. Rien ne faisait de sens, rien ne semblait être réel. La souffrance, ici, était trop grande pour que son esprit puisse l'accepter. Elle aurait voulu aller aider tout le monde, tous les serrer dans ses bras pour les réconforter. Mais la vérité, c'était qu'elle ne le pouvait pas. Il y avait beaucoup trop de gens pour qu'elle puisse tous aller les voir. Son cœur souffrait de ne pas pouvoir leur venir en aide. Alors elle avançait les yeux baissés, son attention toute portée sur sa grand-mère.

Elle était seule, debout devant une pierre en tout point semblable aux autres. Comme si Nicolas n'avait rien de singulier hormis son nom, comme si sa force de caractère n'avait affecté personne. Kelly était certaine que, de là-haut, il était mécontent de ne pas avoir de pierre tombale spéciale, différente des autres.

— C'est injuste, grand-père, commença à marmonner la fillette. Je ne comprends pas comment on a pu te rendre pareil à tous les autres. Ils ne te connaissaient pas, ceux qui ont fait ce caillou, c'est sûr !

La fillette secoua la tête, tentant de sourire. Elle ne voulait pas arriver devant sa grand-mère en pleurant. Elle devait se montrer forte, être présente pour elle.

En arrivant à sa hauteur, Kelly ne dit rien et vint croiser ses bras dans le dos de Mireille, la tête tournée vers les inscriptions gravées sur le marbre. Sa grand-mère, surprise, mit quelques secondes avant de lui rendre son étreinte. Elle renifla et, blottie contre elle, sa petite-fille la sentit prendre de grandes inspirations. Elle pleurait donc bel et bien avant qu'elle arrive. En même temps, cela ne faisait aucun doute. Elle pouvait enfin se recueillir devant la pierre tombale de son mari. 

— Ça va ?

Kelly resta muette devant la question de Mireille. Bien sûr que ça n'allait pas, elle était devant la tombe de son grand-père. Elle n'avait plus le choix de s'avouer que celui qui l'avait élevée était mort. Cependant, elle tenait le coup. Celui pour lequel elle s'inquiétait le plus, c'était Alex.

— Tu crois qu'il est heureux ? fit plutôt Kelly. Là-haut ?

Mireille soupira, nostalgique. 

— Je l'espère très fort, Kelly. Très fort. Mais tu sais quoi ?

La fillette, sans quitter des yeux le nom de son ancien tuteur gravé sur la pierre, secoua la tête.

— Je suis persuadée qu'il veille sur nous. Et je suis certaine qu'il nous regarde avec beaucoup d'amour. Qu'il voit nos journées et qu'il écoute à chaque fois qu'on se confie à lui.

Kelly hocha la tête, confortée par ces belles paroles. Les lettrines gravées sur le marbre lui semblaient trop petites, trop vides de vie. Cela ne représentait pas du tout Nicolas. Non, cette pierre ne lui allait pas. Elle était trop froide, trop immobile. Ce qui aurait vraiment représenté Nicolas, ça aurait été un arbre grand et droit. 

— Tu crois qu'il pense quoi de ma rencontre avec mes parents ? s'enquit-elle encore.

C'était quelque chose dont elle s'inquiétait sincèrement. Son grand-père n'avait jamais aimé Laurie-Anne et Thomas. Ils les avait traités de sorciers, avant sa mort. Cela devait être un soulagement pour lui qu'ils ne soient pas venus à l'inauguration du cimetière, préférant laisser Kelly et Mireille se recueillir comme il se devait à la pierre de Nicolas.

Sa question fit soupirer Mireille, qui se mit à lui frotter le dos de haut en bas.

— J'espère sincèrement qu'il a compris qu'ils étaient de bonnes personnes et que tu mérites plus que tout de les avoir avec toi. Je pense qu'il voit bien à quel point ils te rendent heureuse, et ton bonheur était sa priorité. Alors... je pense qu'il est heureux de te voir avec eux.

La fillette sourit, incertaine de la réponse de sa grand-mère qui ne l'empêchait pas de douter. Elle voulait tant plaire à son grand-père, honorer sa mémoire. Était-ce un manque de respect envers lui de vivre avec ses parents ?

Elle resta un moment prisonnière des bras de sa grand-mère, à fixer les inscriptions à propos de son tuteur. Il lui manquait. Et il ne cesserait sans doute jamais de lui manquer. Elle doutait d'être capable de faire son deuil complètement, un jour. Il avait toujours été là pour elle, et ne plus l'avoir avec elle la faisait sentir horriblement vide. Comme si une part d'elle-même lui avait été arrachée.

— Tu sais, grand-mère ? J'aimerais bien planter un arbre à la maison. Je pense que ça représenterait beaucoup mieux grand-père que cette roche.

Sa remarque eut le mérite de faire lâcher à Mireille un petit rire.

— On en plantera un ensemble, si tu veux. Un grand arbre.

La fillette acquiesça, heureuse de cette idée.

— On en plantera un dès qu'on reviendra à la maison. Devant chez toi, grand-mère, comme ça, il va être plus souvent avec nous deux, vu que je viens souvent voir Alex. Et en plus, c'est la maison où il vivait, avant. Comme ça, c'est comme s'il allait être chez lui pour toujours.

— C'est une excellente idée. Et on en plantera pour la famille à Alex, aussi, s'il le veut. Devant la maison où il a grandi.

La jeune fille acquiesça vivement. Eux se tâcheraient d'honorer comme il se devait ces êtres qui leur étaient chers. Eux feraient quelque chose à leur image.

Pas comme ces roches.

Après un moment à se faire caresser le dos, Kelly s'écarta doucement de sa grand-mère en laissant son regard s'accrocher au rocher. 

— Prête ?

Elle acquiesça distraitement. Le cimetière avait quelque chose de ressourçant, de paisible. La dignité que l'on n'accordait qu'aux morts y régnait et imposait la quiétude.

Kelly posa son regard sur Mireille et cette dernière lui fit un sourire empli d'un amour immense. Elle semblait être emplie d'un désir d'optimisme envers l'avenir à toute épreuve. Kelly ignorait comment elle faisait pour en être emplie. Mais si sa grand-mère était prête à faire face au destin, alors elle serait prête, elle aussi. Elle lui ferait face.

Lorsque Mireille lui tendit la main, elle la saisit en reportant une dernière fois son attention sur les inscriptions.

Et puis, elle se mit en marche.

Repose en paix, grand-père, furent les dernières pensées qui l'habitèrent alors qu'elle quittait l'endroit.

Elle était prête à faire face à l'avenir.


FIN

Commentaires

  1. C'est officiel, je pleure. C'est terminé et tu n'as même pas écrit de message de mille mots à la fin (ça, ça m'étonne vraiment). Bravo ! C'était vraiment une belle histoire, et je suis vraiment contente d'avoir pu la lire. J'ai hâte à la prochaine, puisque tu vas en poster d'autres ici, non ?

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    1. Hoooooooo pleure pas Laura <3 Je vais me reprendre pour le message de mille mots. Je savais que ça allait être ça, alors dans les prochains jours je vais poster quelque chose ici un peu "hors-série" pour faire un bilan sur Nouvelle Lune et pour parler de l'avenir de mon blog. J'avais trop de choses à dire et je ne voulais pas briser le mood de la fin alors tout ça viendra dans un deuxième temps. Et je suis la plus heureuse, si tu as apprécié ta lecture ! C'est énormément pour moi, vraiment, merci d'avoir suivi avec autant d'assiduité Nouvelle Lune. Ça n'a pas de prix <3

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  2. Bravo ma belle Mariane !!! Tu t'es rendue à la fin de ce beau projet. Tu as raison d'être très fière de toi. J'ai adoré ton histoire et j'ai surtout apprécié ton intelligence émotionnelle. Encore BRAVO à la jeune et talentueuse auteure que tu es déjà... Je t'aime 🥰🥰🥰

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    1. Merci beaucoup !!! Trop contente si tu as aimé mon histoire, j'ai tant donné pour elle !!! Merci de ton engagement durant ces deux ans, ça m'a énormément aidé à avancer ^^ Je t'aime aussi !! <3

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