Nouvelle Lune (partie 14)

 Que devait-elle faire de cette information?

C'était cette question qui tiraillait Kelly depuis qu'elle avait vu le maire passer, les vêtements maculés de sang. Il n'y avait pas d'erreur possible. Cette fois, rien ne pouvait expliquer ce qu'elle avait vu. Louis ne pouvait pas simplement avoir assisté au meurtre et s'être fait éclaboussé de sang au passage : il ne serait pas passé si calmement devant sa fenêtre, autrement. Il ne pouvait être qu'une des créatures sataniques. 

La question n'en demeurait pas pour le moins d'une importance capitale. Mais Louis était le maire et elle n'était pour sa part qu'une gamine. Allait-on la croire? Et si oui, le maire se ferait pendre, mais ses acolytes voudraient à coup sûr venger l'un des leurs. Elle risquait possiblement sa vie en dévoilant une information si considérable. Mais elle ne pouvait pas non plus demander à quelqu'un d'autre de le révéler, même si l'information aurait à coup sûr plus d'impact. Car elle n'allait être à leurs yeux qu'un enfant voulant se faire passer pour une grande personne, et non un individu à même de pouvoir influencer le vote collectif. Une petite fille de son âge n'était pas censée se préoccuper de choses de la sorte : elle devait laisser ce rôle aux adultes, plus responsables et au jugement plus éclairé. 

Du moins selon ceux-ci. 

Or, Kelly possédait une preuve irréfutable de la culpabilité de leur dirigeant. Preuve qui risquait d'être passée outre en raison de son âge. Tout ceci était d'une injustice sans nom. Et tout cela parce que ses actes n'étaient poussés que par une soi-disant jalousie, naïveté ou caprices. Pourtant, elle avait bien vu Louis, et il était hors de tout doute l'une des créatures sataniques. 

Mais au fond, peu importait son jeune âge. En tant que citoyenne de Thiercelieux, elle devait se faire un devoir tout autant que ses confrères adultes d'aider à l'identification des personnes nuisibles. L'information que lui avait fourni cette nuit ne pouvait pas demeurer confidentielle. Au contraire, elle devrait la crier sous tous les toits. Mais risquerait-elle sa vie en agissant de la sorte? Les créatures sataniques étaient-elles rancunières? Si oui, exécuter ce plan pourrait être un acte presque suicidaire. D’autant que Louis était la forme d’autorité la plus grande au hameau, il ne fallait pas l’oublier. Il avait tant fait pour Thiercelieux, cela jouerait certainement en sa faveur. Allait-on la croire si elle avançait une accusation si grave contre quelqu’un qui avait fait tant de bien aux habitants du territoire qu’il dirigeait?

Des pensées de la sorte tiraillèrent Kelly jusqu'à l'aube. Tout le reste de sa nuit fut passée tantôt à pester contre son âge et les visions arrêtées des adultes, tantôt à s'inquiéter quant à la décision de la chose propice à faire avec la précieuse information.

Lorsque le soleil se leva, la jeune fille ne savait toujours pas si elle devait dévoiler ce qu'elle savait et, si oui, à qui, ou si le silence restait préférable. Elle se leva donc le matin venu l'esprit dérangé, toujours incertaine de la marche à suivre. Elle commença machinalement la préparation des cafés tout en se rongeant inconsciemment les ongles. Nicolas se leva presque au moment même où sa pupille finalisait son café et le déposait sur la table, puis s’arrêta net à la vue de celle qu’il avait prise sous son aile, bien des années auparavant.

― Toi, annonça-t-il d’emblée, il y a quelque chose qui ne va pas.

Il plaça ses mains sur ses hanches et la dévisagea en fronçant les sourcils. Kelly reporta naturellement son regard vers ses pieds pour ne pas avoir à affronter celui de son grand-père, qui risquerait de deviner de lui-même ce qui tracassait son esprit. Elle tâcha par le fait même de se décider, et ce le plus rapidement possible, si elle devait — pouvait, même — lui révéler ce qu’elle savait.

― Allez, Kelly, ajouta-t-il d’une voix plus douce cette fois-ci, tu sais que tu peux tout me dire. Je suis là pour toi, comme je l’ai toujours été. Et sincèrement, je ne me souviens pas de la dernière fois que je t’ai vu comme ça. Alors je me demande tout simplement qu’est ce qu’il se passe dans cette tête pour venir ruiner un si joli petit minois.

Il s’approcha d’elle, posa un genou au sol de manière à être à sa hauteur et releva son menton d’un doigt pour l’obliger à le regarder. La fillette avait l’impression d’avoir fait quelque chose de mal, en apercevant  les yeux sévères et insistants de son tuteur.

Nicolas avait toujours eu souci de justice. S’il savait que Louis était l’une des créatures sataniques, il tenterait tout pour pouvoir le rayer de la liste des innocents et le faire, à raison, incriminer. De plus, ce qu'il avait dit était vrai : il avait toujours été là pour elle, sur tous les plans. Et lui, au moins, allait à coup sûr la croire. Mais peut-être devrait-elle ne révéler ce qu'elle savait qu'une fois devant le conseil du hameau. Mais alors, l'écouterait-on? Peut-être Nicolas pourrait-il lui-même révéler l'information? Et risquer sa vie? La gamine s'opposa à cette option instantanément. Non, hors de question. Et c'était elle qui devait révéler que le maire était une créature satanique, si elle voulait renouer son amitié avec Alex. Il devait savoir que c'était elle qui avait fait tous ces efforts pour l'identification de la créature satanique. Cependant, le fait de garder l’information qui allait tout changer pour elle seule lui pesait lourd. 

― Kelly...

Elle céda.

― Monsieur le maire est une créature satanique.

De suppliante, l'expression de l'homme changea du tout au tout. Il devint stoïque et distant.

― Comment Dieu sais-tu ça?

Son ton avait perdu toute sa douceur. Le choc semblait l'avoir fait perdre la notion de ce qui l'entourait.

― Je l'ai vu cette nuit... annonça d'une petite voix la jeune fille. Il est passé devant la fenêtre de ma chambre et il y avait plein de sang sur lui... sur ses vêtements et son visage.

― Mais non, il ne peut pas être une créature satanique... c'est impossible! Louis... c'est... ça ne se peut pas!

Il parlait à présent d'une voix lointaine, comme si plus rien d'autre n'existait hormis l'information qu'il venait de recevoir.

― Il ne peut pas en être une! Et... et...

Il sembla tout à coup réaliser ce que ce savoir comprenait et se retourna muni de ses yeux les plus soupçonneux vers Kelly.

― Mais comment as-tu fait pour le voir? Je veux dire... tu ne dormais pas?

L'intéressée baissa des yeux piteux au sol en réalisant tout à coup tout ce qu'elle avait omis de dire à ses tuteurs. Aussi se lança-t-elle.

― Depuis quelques jours, je n'arrive pas à dormir, alors je m'occupe dans ma chambre en faisant de mon mieux. Et hier, je me suis chicanée avec Alex... à cause de son père... parce que Esteban aurait essayé de reconnaître les créatures sataniques et que moi je veux juste que les innocents n'aient rien. Alors, je me suis dit que si je regardais à ma fenêtre toutes les nuits, je pourrais voir une créature satanique et que peut-être que si j'en trouvais une, Alex me pardonnerait... Alors j'ai regardé par la fenêtre cette nuit et là Louis est passé plein de sang et je l'ai vu...

Dans un élan de protection, son grand-père déclara qu'elle allait devoir changer de chambre, parce qu'il ne pouvait pas la laisser mettre sa vie en jeu en tentant de démasquer les créatures sataniques seule. Elles risquaient de la remarquer et de vouloir s'en prendre à elle. Et puis, sa récente découverte allait amplement pouvoir convaincre Alex de sa bonne foi. Et comme Nicolas connaissait bien sa petite-fille, il savait qu'elle n'allait pas abandonner son projet seulement par restriction, alors qu'elle croyait agir dans le bien commun. La seule solution demeurait donc de la transférer vers une pièce qui n'avait pas de vitre donnant sur la rue. C'était la seule façon de réellement la protéger.

À mesure que Nicolas défilait ce dialogue, sa pupille commençait à paniquer. Elle était munie d'un atout indéniable, qui pouvait aider tous ses confrères, et maintenant, simplement par souci de la protéger — alors qu'elle pouvait bien demeurer discrète et qu'il y avait très peu de chances qu'on la repère — , elle allait perdre cet avantage. Elle ne pouvait pas se permettre de changer de chambre. Elle ne pouvait pas permettre à l'adulte de lui faire perdre son plus bel atout, qui aiderait à coup sûr tout Thiercelieux. Il ne pouvait tout simplement pas. 

Ce n'était plus simplement une question de renouer les liens avec Alex. Maintenant, c'est presque devenu, pour Thiercelieux, une question de vie ou de mort.

― Non!

C'était sorti tout seul. Et elle ne le regrettait pas. Son grand-père ne pouvait pas lui faire ça.

― Tu ne peux pas faire ça, grand-père! Je veux, je dois aider! Et je suis toute placée pour ça! Tu ne peux pas me changer de chambre! Je pourrais aider tout le hameau en continuant de regarder par ma fenêtre pour essayer de voir les créatures sataniques! 

― Mais imagine si elles te voyaient! Qu'est-ce qui t'arriverait si elles te voyaient!

L'homme frémit. En devinant ce à quoi il pensait, sa petite-fille ne put s'empêcher d'en faire autant. Mais elle ne pouvait pas se laisser arrêter par l'image d'elle se faisant transpercer le cou par des crocs. Elle le devait à Thiercelieux. Elle n'aurait jamais pensé voir son insomnie comme tel, mais c'était une bénédiction pour l'ensemble du hameau.

Alarmée par le vacarme qu'ils causaient, Mireille se leva en robe de nuit, les yeux pochés. Lorsque ses yeux furent attaqués par la vive lumière, elle les plissa.

― Mais qu'est-ce qui se passe, ici? demanda-t-elle d'une voix empreinte de sommeil.

Son mari lui expliqua tout le plus brièvement possible. Une fois qu'elle eut tout entendu, sonnée, elle s'appuya sur la table.

― Mais... comment... je veux dire...

Elle secoua la tête en signe d'incompréhension. Ou peut-être étais-ce de refus.

À ce moment, Florence entra dans la modeste demeure. Kelly sentit son estomac se nouer. À force de servir de messagère pour les morts, elle était devenue signe de mauvaise nouvelle. Cependant, cette fois, son visage était cerné d'un large sourire. Sans attendre, elle se jeta sur la fillette et la prit, aux anges, dans ses bras.

― Florence? Qu'est-ce qu'il se passe? s'informa Nicolas.

― Il n'y a pas de mort!

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