Nouvelle Lune (partie 9)

 Kelly se releva après une énième nuit blanche, l'esprit tourmenté. La veille, Mireille et Nicolas étaient revenus au bord des larmes en affirmant que plus jamais ils n'assisteraient à la pendaison d'un des membres de leur village, que c'était une expérience affreuse, et qu'ils n'osaient pas imaginer ce que Cynthia avait ressentie. Une fois qu'elle avait été couchée, elle avait entendu, alors que ses tuteurs la croyaient endormis, ceux-ci discuter en sanglotant. Elle avait compris que, alors qu'Esteban venait d'être lâché dans le vide, une corde autour de son cou, Cynthia avait lâché un cri déchirant et s'était précipitée pour soutenir son mari, refusant de le laisser mourir sans rien faire. Dans un gargouillement, Esteban lui avait supplié de le lâcher, ce que Cynthia avait fait de façon déchirante en pleurant à sanglots poignants. Ces informations en sa possession, la jeune fille avait été bouleversée et avait pleuré en silence presque toute la durée de la nuit.

À son lever, Kelly avait donc préparé les cafés sans réellement le réaliser, en attendant seulement le moment où elle pourrait aller voir son meilleur ami. 

Une fois les boissons chaudes prêtes, elle se servit un verre d'eau, s'assit à table et l’ingurgita en silence, les yeux dans le vide et un million de pensées tournoyant sans arrêt dans sa tête. Elle ne réalisa presque pas quand Mireille et Nicolas se levèrent, prirent leur café et vinrent s'asseoir à table avec elle. Ce fut Nicolas qui donna un grand coup sur la table qui la sortit de sa léthargie.

― Mais on ne peut pas continuer comme ça! cria-t-il.

― Parce que tu as une meilleure solution, Nico? 

Le ton de la vieille femme était las et détaché. Manifestement, elle avait perdu tout espoir de voir un jour sa petite vie tranquille revenir.

La remarque cloua le bec de l'homme qui cherchait une façon de riposter.

― Non... Mais... Tuer des gens n'est pas une solution! Tu as vu la face que Cynthia faisait, hier, alors qu'on pendait son mari? Tu l'as vu? Veux-tu vraiment que cette expression passe sur chacun des visages que nous connaissons, l'un après l'autre? C'est ça que tu veux?

― Bien sûr que j'ai vu l'expression de Cynthia. Mais si nous ne faisons rien, il n'y aura bientôt plus personne ici pour faire cette mine.

― Mais je suis certain que ce que nous faisons là ne mènera à rien! Enfin, si, plutôt : il nous mènera à notre perte!

Les yeux de Mireille se fermèrent et ses doigts se crispèrent sur la table. Pour avoir déjà vu cet air, Kelly savait que sa grand-mère n'en pouvait plus et devait se faire violence pour conserver son masque de calme.

― Si tu as quelque chose à signifier au maire concernant sa façon de gérer cette crise qui nous met tous dans une position précaire, je t'invite à aller en parler à lui-même. Cette conversation est terminée.

Sans ajouter une parole, elle se leva avec sa tasse vide dans les mains, alla embrasser sa petite-fille sur le dessus de la tête et rinça le contenant à café pour le déposer sur le comptoir. Elle partit ensuite vers sa chambre sans un regard pour les personnes présentes.

Cela ne rimait à rien. Cet événement était en train de détruire les liens unissant les gens à une vitesse incroyable. La fillette se leva à son tour de table et, sans daigner une pensée vers un déjeuner malgré tout tentant, enfila ses chaussures et sortit de la maison sans que personne ne s'y oppose. Elle savait où elle voulait aller. Où elle devait aller.

En arrivant devant la maison d'Alex, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle n'avait aucune idée de comment elle retrouverait le garçon, et son appréhension monta d'un cran lorsqu'elle s'approcha de la porte pour y toquer. Elle avança sa main avant de la reculer maintes fois, jusqu'à ce qu'elle se décide à passer à l'action.

Il s'écoula une bonne minute avant qu'on vienne lui ouvrir. C'était Alex, qui était dans un état lamentable. Ses cheveux étaient ébouriffés comme elle ne l'avait jamais vu; ses yeux rouges et enflés d'avoir trop pleuré n'étaient pas beaux à voir. Ses mains étaient meurtries, comme s'il avait frappé à plusieurs reprises un objet dur; ses joues semblaient collantes de larmes et sa position était courbée et chétive.

D'un coup, toutes ses bonnes pensées concernant l'état psychologique de son meilleur ami s'évanouirent. Alex semblait avoir vieilli de presque dix ans en une soirée.

― Alex? fut sa seule réaction.

Il la regarda d'un air absent et l'invita à entrer d'un geste de tête absent.

Kelly sentit ses yeux se remplir de larmes devant la non-réaction du fils de Cynthia. À ce moment, elle se rendit compte qu'elle aurait mille fois mieux aimé le voir détruit, l'esprit torturé et en larmes que cela. Cette réaction signifiait qu'il avait atteint un point où son esprit s'était comme déconnecté, pour lui épargner de souffrir. C'était pire que tout. 

L'état de la maison était également à plaindre : des bouteilles cassées jonchaient le sol et plusieurs meubles étaient renversés. L'air empestait l'alcool et Cynthia, qui avait toujours été positive et insouciante, était étendue, ivre, sur un fauteuil.

Cette fois, Kelly craqua et s'effondra en larmes. La détresse psychologique de toute cette belle famille était affolante. Elle n'aurait jamais cru pouvoir les voir un jour à ce point.

Contre ses habitudes, Alex ne s'inquiéta pas pour elle, ne la serra pas dans ses bras et ne se plaça pas en position d'adulte, un genou contre le sol, pour l'écouter se confier. Et cette absence d'attitude familière fit décupler ses larmes.

Son meilleur ami la saisit par le bras et l’entraîna sans ménagement dans sa chambre. Une fois à l'endroit voulu, assis sur son lit, il attendit qu'elle se calme en fixant le vide.

Il fallut bien une quinzaine de minutes à la jeune fille pour cesser de pleurer et pouvoir regarder Alex sans retomber en pleurs. Son air absent était le plus dur à supporter. Elle commença à songer à placer une parole, juste pour ne pas avoir à supporter ce silence pesant qui planait comme un oiseau de chasse entre eux. Il était inutile de lui demander comment il allait, ou comment il vivait la perte de son père : son état parlait plus que tout. Ce fut contre toute attente l'enfant en deuil qui plaça un mot le premier.

― Hier, juste après qu'on ait su que ça serait papa qui allait mourir, on est revenu à la maison avec monsieur le maire. Il est resté devant la porte de la maison toute la journée. Je pensais qu'il finirait par partir, mais il est juste parti à sept heures trente, pour accueillir les autres proche de chez lui. Quand on est arrivé à la maison, papa s'est enfermé dans le bureau jusqu'au dîner. Maman et moi, on pleurait, on parlait, on voulait le voir une dernière fois. Et c'est là qu'il décidait de nous fuir tout le matin. Au dîner, il a dit à maman de venir le voir seule dans le bureau et il lui a parlé longtemps. Pendant ce temps-là, j'étais tout seul et je pensais à... 

Il ferma les yeux, comme envahi par de mauvais souvenirs. Kelly pensa qu'il allait arrêter de se confier, mais maintenant qu'il avait commencé, il ne semblait pas capable de s'arrêter.

― ...trop de choses. J'étais tellement fâché que ça soit lui, et en même temps, j'étais triste. J'ai commencé à frapper sur tout ce que je voyais. Maman et papa sont sortis quand j'ai jeté un meuble par terre.

C'était donc de là que venaient ses mains meurtries.

― Quand j'ai vu papa, je me suis jeté sur lui et je lui ai donné un câlin en pleurant. Je suis resté comme ça longtemps. Papa aussi pleurait, je crois, mais je n'en suis pas sûr. Et après, maman et papa ont commencé à faire comme si de rien n'était. Comme si papa n'allait pas mourir. Comme si quelque chose, un miracle, allait le sauver. Je me suis mis à imaginer que papa allait s'en sortir et qu'il allait revenir le soir me border. À cause qu'ils faisaient tout comme d'habitude. Alors jusqu'au moment où le maire nous a dit de partir, je pensais que papa allait s'en sortir. Et même une fois à la maison, seul, je continuais d’espérer. Jusqu'à ce que maman revienne toute seule, en pleurant et en criant. Alors là, j'ai su que papa était mort. Et que, vu que je pensais qu'il allait rester en vie, je n'étais pas préparé. Ça m'a fait tellement mal, juste ici (il posa sa main sur sa poitrine), que j'ai eu le souffle coupé. Je n'ai pas réagi un bon bout de temps, avant de réaliser vraiment que papa était vraiment... mort. Que je n'allais plus jamais le revoir. Alors là, j'ai craqué. Je me suis mis à pleurer, mais en même temps, quelque part en dedans de moi ne réagissait pas. Je crois que l'expression être sous le choc me convenait parfaitement à ce moment-là! Et, plus tard dans la soirée, j'ai vu maman pleurer en lisant un paquet de feuilles. Quand je lui ai demandé qu'est-ce que c'était, elle m'a regardé d'un air de chien battu. À travers ce qu'elle m'a dit, j'ai juste compris que c'était pour ma petite sœur... qui va naître très bientôt. Il ne m'a rien donné, à moi. Juste... à ma sœur qui n'est même pas au monde. Qu'il ne connaît même pas. Il lui a écrit un immense paquet de feuilles tout le matin, à la place de venir profiter de ses dernières heures avec nous. 

Cette fois, un sanglot eut raison de lui et lui étrangla la gorge. Un larme s'échappa et en entraîna d'autres.

Bien que désolée pour son ami, Kelly était soulagée de le voir pleurer, signifiant que son côté humain ne s'était pas totalement évaporé. 

― Et tu sais quoi, Kelly? Je n'ai pas dormi de toute la nuit. J'ai pleuré, j'ai frappé, j'ai crié... Je ne savais même pas comment...

Quelqu'un, à ce moment, entra en catastrophe dans la demeure et échappa une petite exclamation surprise en voyant l'état de Cynthia. 

En entendant cela, les deux enfants se regardèrent avant de descendre d'un accord du regard. Ils y trouvèrent Florence, catastrophée, qui, en les voyant, leur annonça :

― Il y a un autre mort!


J'ai publié cette partie de Nouvelle Lune plus tôt aujourd'hui parce que j'étais occupée durant la soirée, donc voilà un petit bonus de temps pour ce samedi! 😉 J'espère que vous aurez aimé la suite de mon histoire! Et c'était drôle, parce que, pendant que j'étais en train d'écrire la scène où Alex se confie à Kelly, j'ai en même temps su une super bonne nouvelle, alors j'étais partagée en la joie de la réalité et la tristesse que je devais faire transparaître dans mon histoire! Alors petite anecdote comme ça! Je n'ai sincèrement pas grand chose à dire aujourd'hui, alors je vous dis de ce pas:

Et n'oubliez pas, restez positifs!



Commentaires

  1. Tout à fait... Mais il y aura sans doute d'autres moments plus joyeux, n'est-ce pas?

    En passant, une partie de mon histoire de transition devrait être prête la semaine prochaine... Ce sera comme un combo 2 pour 1!

    Laura

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    1. Parfait pour ton histoire!!! Et ce que tu veux dire, c'est que tu vas mettre deux histoires dans ce que tu vas m'envoyer?

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    2. C'est car ton histoire et la mienne sont sur le même site... Le 2 pour 1 c'est pour les lecteurs! Mais peut-être que la mienne comprendra deux parties, sinon ce serait trop long... Je ne sais pas, je suis encore en train de l'écrire!

      Laura

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    3. Ha d'accord! Et c'est pas grave si tu la sépare en 2 parties au pire ça s'échelonnera sur 2 semaines! ; D

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